Propos recueillis par Bernadette Desorbay (Humboldt-Universität zu Berlin)
(Entretien paru dans la revue Dialogues francophones n°17, sous la direction d’Andreea Gheorghiu, Université de l’Ouest de Timisoara / Centre d’études francophones, 2011)
Dans Les Couleurs de la nuit (2010), tu recours à des notions, telles que l’âme ou les anges, dont le XXIe siècle, avec l’aide du web, fait de plus en plus un usage ésotérique. La dimension poétique, voire philosophique, qu’elles revêtent chez toi, m’inspire une première question. Tu écris, par exemple, que « face au désordre de l’inaccessible réel, il fallait l’imaginaire pour le rendre intelligible à l’âme ». Il est également question des anges, notamment à travers Rilke mais pas seulement, m’a-t-il semblé. Quelle existence accordes-tu à l’âme, aux anges ?
STEPHANE LAMBERT : Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce sujet, puisque nous sommes là en plein cœur du rapport de l’être à son environnement, à sa condition, à ce qui le dépasse, au point de césure entre l’intime et le social, entre l’invisible et le concret, le spirituel et le physique : nous sommes, en fait, exactement là où la littérature se développe comme la mousse végétale croît dans l’ombre humide des arbres. Au départ, l’âme et les anges, c’est tout simplement la possibilité d’exister ailleurs, la faculté qu’offre l’imaginaire de s’inventer un secours, de construire un refuge à l’intérieur du réel, afin que celui-ci ne soit pas qu’une source d’abattement, qu’un terrain d’abattage, qu’il devienne aussi une étendue propice à l’existence. Il s’agit d’ouvrir, d’élargir, d’approfondir les dimensions de base de la réalité où il nous a été donné de vivre – d’avoir conscience de vivre. Donc, au départ, il n’y a pas forcément d’au-delà, ou plutôt l’au-delà est un en-soi logé dans le réel, qui n’a d’autre fonction que de rendre le présent supportable et le lendemain envisageable. Evidemment, ce besoin d’extension des limites crée une dynamique. On est très vite happé par la puissance de ce nouvel univers qu’on a appelé de ses vœux. Surtout qu’on y croise la pensée d’autres chercheurs isolés, des poètes, des artistes, des mystiques. Et ce compagnonnage, avec des vivants et avec des morts, semble fournir la preuve qu’une autre voie s’est bien ouverte, qu’une autre voie existe – en réalité cela ne prouve que la communauté de nos origines. Cela rassure de partager au moins l’imaginaire : ces similarités donnent une forme de confiance dans la solitude du chemin à parcourir. Sur ce chemin, comme mon personnage Nathaniel Bodler, je n’ai pas encore l’impression d’être arrivé quelque part. Ce que je sais, c’est que je suis en train de cheminer, que j’ai franchi certaines étapes importantes. Mais j’ignore totalement si ce chemin mène vraiment à une destination qui se révélera en tant que telle, je dois reconnaître que pour l’heure cela reste assez flou. Même si aujourd’hui je suis plus serein qu’hier, je mise néanmoins sur les années potentiellement encore disponibles pour trouver l’apaisement. Je sais seulement que ce chemin je ne peux pas faire autrement que de le poursuivre. Ce que je sais aussi, c’est que la littérature fait partie intégrante de mon chemin. Je me suis fabriqué avec elle. La littérature est mon double. Et la littérature est double aussi. En ce sens qu’elle porte en elle toujours une ambivalence : l’interrogation est son fondement. Peut-être me permet-elle simplement d’exister dans ce monde matériel avec une identité incomplète. Peut-être que toute cette recherche ne vise qu’à se forger une place dans le réel. Cependant, je sais aussi que la matérialité ne me suffit pas – les œuvres sans l’ombre d’un questionnement métaphysique me tombent des mains. Je crois que je cherche une zone d’interférence entre la tension d’être et le lâcher-prise du disparaître, ce moment où la conscience se fond dans l’inconscient, où l’on sent vibrer à travers soi autre chose que soi.
Quelle nature ton œuvre leur attribue-t-elle ?
STEPHANE LAMBERT : Il faut d’abord que je dise que je n’ai strictement aucune croyance, sinon l’art et la littérature. Et aussi, évidemment, la nature. Ce sont les images et les vers, dans leur diversité, par la force de leur expression, qui me donnent raison d’exister. J’inclus dans les croyances également les philosophies qui, comme les religions, tentent d’organiser le désordre. Je crains que seul le hasard ne structure ce qui est, que la vie ne tient, comme le montre l’œuvre de Paul Klee, qu’à un équilibre du chaos. Ce que je veux dire par-là, c’est que ce que j’écris n’est absolument pas une littérature d’idées. C’est exactement le contraire : c’est une littérature sans socle idéologique. D’où le sentiment de confusion que certains ressentent à ma lecture : ce sont des lecteurs qui croient plus à leurs béquilles qu’à l’inconnu où elles leurs permettent d’avancer. Mais cet état-là, de n’avoir aucun autre rempart, aucun autre repère, que la beauté pour survivre, mérite autant que les autres, puisqu’il existe, de trouver une forme d’expression littéraire. Il me semble même que seule la littérature peut rendre compte de cet état. A ce propos, je peux faire miens sans réserve les premiers vers de Bureau de Tabac de Pessoa : « Je ne suis rien. / Jamais je ne serai rien. / Je ne puis vouloir être rien. / Cela mis à part, je porte en moi tous les rêves du monde. » Pour compléter le tableau, il faut aussi préciser que le fait d’être belge accroît ce sentiment de déréliction. Nous n’appartenons ni à une grande nation ni à une culture forte. C’est une identité de soustraction. Une sorte d’amputation, à cette différence près que, dans ce cas, s’il y a bien une douleur fantôme, il n’y a pas de membre amputé. C’est un avantage certain lorsqu’on crée. On ne porte pas le poids d’une tradition, on n’est pas aveuglé par les normes, on choisit sa filiation, on est naturellement tenu d’inventer, d’innover. Mais cela suscite aussi une marginalité qui peut être éprouvante : en tant qu’écrivains belges francophones, nous utilisons une langue non pas étrangère, elle est aussi la nôtre, mais une langue qui appartient d’abord à un pays auquel nous n’appartenons pas, dans lequel nous sommes étrangers. Je me présente d’ailleurs souvent comme un « écrivain étranger de langue française ». Cela dit, je suis convaincu que cette identité de soustraction est plutôt un atout à l’heure de la mondialisation : je n’ai aucune aspiration régionaliste, je suis fait de morceaux de cultures différentes. Pour moi, le fait d’être belge, c’est le contraire du pittoresque : c’est avoir une très grande porosité.
J’ai fait ce préambule pour montrer combien, dans mon cas, l’œuvre créait elle-même, presque aveuglément, sa propre structure. Elle ne lui préexiste pas. L’enjeu de l’écriture se trouve dans l’écriture, c’est une expérience parallèle au vécu, c’est un autre vécu. Chaque texte est une énigme à consolider, et il faut tracer un itinéraire dans cette obscurité. Le «bonheur» de la fiction, on l’a assez dit, est de pouvoir donner une forme d’existence à tout ce qui ne pourrait pas exister dans le réel, de dépasser les limites qui paralysent nos possibles. En écrivant, je peux aller plus loin qu’en vivant, je peux donner de la consistance à ce qui est fait de doutes et de manques, je peux avancer plutôt que de stagner dans mes propres interdits et empêchements. Je peux même transformer en valeur positive ce qui me cloue au sol. Dans cette perspective, les anges sont des agents de réconciliation. Ils sont les figures de la vie invisible qui nous habite, les habitants d’un vécu souterrain, la manifestation d’une révolte intérieure. Les anges viennent nous tirer de là où nous gisons, nous obligent à faire le pari du vivant. Comme les êtres dans les rêves, ils sont fabriqués de fragments de souvenirs, d’espoirs, d’angoisses, de fantasmes, d’imaginaire. C’est une manière de sauver ce qui sans eux serait condamné au néant. Ce sont des êtres qui parviennent à dépasser l’inaccomplissement. Ce ne sont donc pas des instruments de Dieu, mais des instruments de vie. Maintenant, bien sûr, pour pouvoir recourir à eux, cela demande un travail intérieur qui, lui, s’apparente à une spiritualité.
La dimension spirituelle fait-elle partie de ton écriture ou bien la croyance en l’au-delà n’est-elle pour toi qu’un miroir aux alouettes ?
STEPHANE LAMBERT : Depuis que je suis enfant, et plus précisément depuis que je pense à la mort, assez tôt, j’ai toujours été attiré par la dimension spirituelle. Je me suis longtemps adressé à Dieu avant de m’endormir. De même, il m’est encore arrivé à l’âge adulte d’aller prier dans des églises. Mais je me suis toujours retrouvé confronté à deux obstacles majeurs pour adhérer à une croyance : mon absence de foi et mon anticonformisme – j’ai été viré du catéchisme parce que j’aurais eu un esprit irrespectueux des images chrétiennes. Mon expérience spirituelle est donc purement le fruit d’un cheminement personnel, nourri de sensations et de lectures. Je me souviens qu’enfant, j’ai véritablement tourné la question de la mort et de l’existence dans tous les sens. Je n’ai pas trouvé de réponse à la raison de ma présence sur terre, j’ai d’ailleurs abandonné cette réflexion sans issue : même si j’adhère à la théorie de l’évolution, cela n’explique toujours pas pourquoi je vis ici et maintenant. En revanche, par rapport à la mort, j’avais échafaudé une hypothèse à partir d’une puissante sensation qui m’habitait : l’intuition que rien ne peut vraiment disparaître, et que tout renaît sempiternellement ; et cette sensation, je l’ai retrouvée, bien plus tard, développée sous forme de théorie, dans la philosophie de Schopenhauer : sous sa plume, cela s’appelait la palingénésie. J’en parle dans Les Couleurs de la nuit. C’est une notion que l’on retrouve dans les spiritualités orientales. Et cette sensation d’habiter profondément le monde, d’être un élément d’un tout en régénération permanente, devrait avoir comme conséquence un sentiment de confiance absolue en ce qui est. Dans la réalité, les choses sont moins simples puisque, dans ce processus, la conscience est, elle, vouée à disparaître, et que c’est avec elle que l’on pense…
Ce qui m’attire dans la spiritualité, c’est le dépassement du cadre fixé par la matérialité, c’est donc d’abord une disposition de l’esprit à percevoir au-delà des apparences. Dans un texte à propos de la tombe de Rilke, j’ai écrit ceci : « La poésie est ce qui rend la réalité réversible. » On pourrait dire exactement la même chose à propos de la spiritualité. Je crois d’ailleurs que je ne fais pas vraiment de différence entre spiritualité et poésie. Par la simple pensée, on peut ouvrir des portes, découvrir d’autres univers. Cette simple possibilité est déjà en soi un au-delà à notre disposition. Ensuite, la spiritualité élabore des liens extrêmement forts entre les morts et les vivants, qui dépassent l’entendement. Là se loge justement une part de mystère que je veux préserver. Lorsqu’à travers le temps, par la pensée, par la création, des êtres se retrouvent unis dans la même sensation, c’est vertigineux, et c’est encore une manière d’au-delà. Enfin, la spiritualité, c’est une gymnastique intellectuelle extrêmement tonifiante, il faut tout le temps remettre ses acquis en question et tenter de s’affranchir de ses propres limites. La spiritualité, c’est accepter l’idée que la grande majorité de ce qui existe échappe à la connaissance humaine. La science atteste de la prédominance de cet inconnu. A nouveau, ce n’est donc pas un au-delà divin, mais un réel inatteignable. Pour revenir donc à cette notion de « miroir aux alouettes », ce n’est pas parce qu’une chose est encore de l’ordre de l’inconnaissable que cette chose n’existe pas.
Dans A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Proust écrit qu’« un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés ». Les Couleurs de la nuit et Mark Rothko. Rêver de ne pas être répondent bien à cette idée. L’effacement des origines est sensible chez Andel, descendant d’un enfant tchèque épargné par les nazis lors du massacre de son village et dont l’identité est rayée par la procédure d’adoption forcée. Par ailleurs l’essai sur Rothko met à l’honneur l’effacement des origines voulu par le peintre au nom, semble-t-il, d’une aspiration à l’universel.
STEPHANE LAMBERT : J’ai toujours rêvé d’être transparent. Être là sans être là… Le corps est un calvaire dont il faut s’accommoder. Les origines, aussi. L’écriture permet d’atteindre cette transparence. Le texte se sépare du corps. Et à la publication, le cordon est rompu, ce n’est plu soi, c’est un autre soi, sans visage, qui existe à l’extérieur. Je trouve très beau en fait l’idée d’effacement. Peut-être déjà parce que j’ai du mal à me situer dans une identité. Je suis absolument d’accord avec Duras lorsqu’elle dit qu’écrire c’est n’être personne. Un jour, un ami m’a dit que je donnais l’impression d’être quelqu’un sans famille, et j’ai très bien compris ce qu’il voulait dire : non pas que j’étais quelqu’un qui avait été abandonné par sa famille, mais quelqu’un qui était hors de sa famille. Je le ressens aussi comme ça. Pourtant, Dieu sait si ma famille a influé sur ce que j’ai vécu… Je ne me sens appartenir à rien, ou plutôt je me sens étranger à tout, même à moi-même. Je dois toujours faire un effort pour participer à la « vie extérieure ». Répondre à ces questions, par exemple, c’est pour moi le mouvement inverse de l’écriture, je dois ici rassembler, concentrer, canaliser, synthétiser une démarche, une pensée, un être, là où dans l’écriture cela se dilue, cela voyage. Je me sens plutôt comme quelqu’un d’invertébré, de fluide, sans contour. Je ne sais pas, c’est peut-être cela être écrivain : une identité par défaut. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que j’ai entamé une écriture sur le corps avec mon texte Le sexe et la main : j’essaie par le biais de l’écriture de m’approprier mon existence physique.
Il me semble de toute façon essentiel lorsqu’on crée de sortir de l’anecdote et donc de rompre d’une certaine manière avec celui qu’on est. Cela ne veut pas dire que j’exclus tout travail qui aurait des résonnances biographiques, bien au contraire, mais cette dimension biographique n’a de valeur, je crois, que si elle s’inscrit dans la propre vie, dans la propre logique du texte. Si l’on cherche par l’écriture à résoudre un vécu, ou même tout simplement à en rendre compte, c’est fichu, on a déjà pris la mauvaise direction. Par rapport à Rothko, c’est vrai que c’est fascinant de voir ses origines totalement s’évanouir dans son œuvre, cela donne une force supplémentaire à ses images : elles portent en elles quelque chose dont on sent la présence mais qui reste invisible.
Le livre, œuvre de fiction ou de réflexion, est-il pour toi un vaste cimetière au sens où Proust l’entendait ou bien convient-il d’interpréter autrement le leitmotiv du cimetière, présent dans ton œuvre ?
STEPHANE LAMBERT : Les cimetières… Vaste question ! Puis-je d’abord faire une entorse à ce que je viens de répondre plus haut concernant le biographique : j’ai passé les six premières années de ma vie dans un grand immeuble qui donnait sur l’immense cimetière de la ville de Bruxelles ! J’ai été donc quelque peu familiarisé avec ce paysage. Par la suite, j’ai toujours conservé une attirance pour ces lieux. Je fais partie de ceux qui vivent au quotidien avec la mort, j’ai d’ailleurs écrit un récit sur ce sujet, Mes morts. C’est une obsession que je suis parvenu plus ou moins à dompter. Dès lors, aller dans les cimetières, c’est une exploration du champ de la mort, c’est se confronter à sa réalité physique : l’effacement des corps sous la terre. C’est un puissant sédiment pour la pensée, et pour le ressenti. Au fond, je sais bien que la mort, d’abord, travaille en moi. En ce sens, le cimetière est une projection, une confirmation, une matérialisation d’un phénomène présent en soi. Ensuite, les cimetières sont des lieux de fiction extraordinaires, on a là de la matière inépuisable qui ne demande qu’à vivre… Je dirais presque que c’est le lieu de connexion idéal entre la réalité et l’imaginaire. Dans mon roman L’homme de marbre, c’est la fréquentation des cimetières qui amène le personnage central, Romain, dans les allées des musées. Il passe donc de la mort à la beauté. Dans les Elégies de Duino, Rilke écrit que « le beau n’est rien d’autre que le commencement du terrible ». Je crois que c’est un va-et-vient : dans le beau est contenu le terrible, et inversement. Et le beau est là pour soulager du terrible. Dans le cas de Romain, le cimetière, comme les anges, est un instrument de réconciliation avec le vivant. De la même manière, il m’est impossible de penser le vivant en occultant sa finitude. C’est pour cela que le cimetière est un lieu littéraire par excellence. J’ai une passion pour les tombes d’écrivain. Mais lorsque j’arrive sur l’une d’entre elles, je ne suis pas vierge, je suis chargé de toute une histoire avec l’écrivain que je visite. Je sais des choses sur sa vie, j’ai lu ses textes, j’ai déjà éprouvé l’homme et l’œuvre, il y a déjà des liens entre nous, et tout cela va se mettre à frémir en moi au moment où je suis sur sa tombe, un peu comme si celle-ci servait de réchaud à tous ces ingrédients qui m’habitent, et cette fusion va donner naissance à un texte. La tombe étant aussi le lieu de parachèvement du processus d’effacement de l’écrivain, cela laisse rêveur… Pour revenir à l’idée de Proust sur l’œuvre en tant que cimetière, je suis totalement d’accord qu’écrire c’est être déjà dans une nostalgie de la vie, c’est être déjà un peu mort.
L’effacement caractérise aussi la scène d’amour avec Devan, le bel inconnu qui disparaît ensuite dans la nuit, tandis que l’évanescence de Andel ou de Jude, le compagnon perdu, fait de tes personnages des silhouettes, des êtres entrevus dans un miroir où Nathaniel fait ou craint de faire la fin des alouettes. Sauf la scène finale, l’érotisme épidermique privilégie l’effleurement, voire le rapport virtuel. Peut-on dire que ton roman de 2010 est structuré comme un miroir aux silhouettes ?
STEPHANE LAMBERT : « La réponse est le malheur de la question », a écrit Blanchot. De même, je pense que le plaisir est le malheur du désir. Ou pour être encore plus précis, je crois que le vrai plaisir est contenu dans le désir. Maintenant, je ne voudrais pas que cela soit interprété comme une pudibonderie de ma part ou un appel à la chasteté. Le fait de pouvoir toucher l’objet de ses pensées me paraît être le sommet du plaisir. Je pense néanmoins que la sexualité humaine appartient à la sphère intime et que la libération sexuelle a été une catastrophe. Je ne suis pas contre la pornographie, je suis contre la pornographie de la pornographie. Sans la préservation d’une zone secrète, le désir est mort et il n’y a plus que la barbarie du sexe.
Il y a aussi chez mon personnage de Nathaniel la crainte d’engager trop de soi. Il n’y a rien de plus violent qu’une rupture amoureuse. S’en tenir aux silhouettes, c’est une manière de se prémunir d’une telle menace. Même si d’une certaine façon je ne crois pas à l’amour, l’amour est tout de même le lieu dans lequel on projette beaucoup de soi et de ses aspirations. La violence de la rupture est donc à la mesure d’un anéantissement de cette projection : c’est comme un chiffre au casino sur lequel on aurait tout misé et sur lequel on aurait tout perdu.
Je pense à cette phrase des Couleurs de la nuit : « […] L’écrivain avait rompu les amarres, le fleuve de la littérature s’était scindé, et avec les mêmes mots on parlait de deux cours d’eau séparés, un peu comme Andel et moi, sans plus savoir lequel de nous deux était vraiment dans la réalité. »
STEPHANE LAMBERT : Je trouve assez phénoménal de voir qu’on utilise le même mot de « littérature » dans les médias grand public pour évoquer la grande majorité de la production romanesque qui ne relève à mon sens que de l’industrie du divertissement. Cette confusion généralisée dans laquelle on baigne, où on met tout sur le même plan, peut être assez difficile à vivre dans des périodes de troubles personnels. Tout cela fabrique un état généralisé de malaise. Et aussi de stagnation parce que le règne du roman de facture traditionnelle, produit culturel par excellence, jette de l’ombre et du discrédit sur la véritable recherche.
Nous avons déjà eu l’occasion de parler de tes deux livres sur la peinture de Monet et de Rothko. Comme dans ton roman, l’esthétique est à la fois outil et objet de contemplation. J’ai notamment été frappée par un détail, récurrent dans les deux livres sur la peinture, lié aux corps vivants qui parasitent, à un moment donné, le processus de la contemplation de l’objet comme pure représentation, voire comme trou noir, chez Rothko, de la représentation. En revanche, on trouvait, dans Les Couleurs de la nuit, une résolution sexuelle de l’arrêt sur (l’)image. As-tu envie de dire quelques mots sur cette interférence entre le corps et la beauté, présente aussi, tu me le faisais remarquer, dans ton roman, L’homme de marbre ?
STEPHANE LAMBERT : C’est-à-dire que souvent le corps rappelle ce que la beauté essaie d’oublier. Non pas que la beauté vive dans l’illusion totale, mais elle cherche à sublimer ce qui l’entrave. Les artistes sont des êtres qui ont besoin de cette possibilité de sublimer, sinon ils meurent. C’est aussi simple que ça. Dans mon roman L’homme de marbre, le drame est que le personnage central a la sensibilité d’un artiste mais qu’il ne crée pas. Il se voit donc condamné à court terme car il n’a aucun moyen de mettre à distance sa souffrance. Dans Les Couleurs de la nuit, la résolution sexuelle pourrait être d’un ordre fantasmatique : il est normal que la nuit se termine par un rêve. J’ai laissé cela ouvert.
Pour conclure, j’aimerais poser quelques questions générales non seulement à l’écrivain, mais aussi à l’éditeur que tu as été pendant plusieurs années au tournant du XXIe siècle. Le numéro 17 de Dialogues francophones a pour objet l’étude des « nouveaux enjeux et des nouvelles formes de la littérature d’expression française dans la première décennie du XXIe siècle ». Des notions comme l’autofiction, l’automythobiographie, le roman de filiation, le néolyrisme, etc. sont autant de tentatives de saisir la mutation en cours. Autant de points de fuite qui pourraient rendre de plus en plus ardu, si ce n’est désuet le travail de l’éditeur et des institutions critiques. Que penser, en effet, de ces tentatives de saisir la mouvance créatrice actuelle ? Existe-t-il un point de convergence entre les différentes écritures, qu’elles soient textuelles, filmiques ou plastiques, de notre ère ? Qu’en est-il, enfin, des genres comme le roman, le théâtre ou la poésie ?
STEPHANE LAMBERT : J’avoue que je ne lis plus beaucoup de littérature contemporaine. Je crois qu’à un moment, quand on écrit soi-même, il est nécessaire de s’immerger totalement dans ce que l’on fait. Cela devient même presque impossible de concilier sa propre démarche avec la fréquentation d’autres œuvres. J’ai été aussi beaucoup déçu par la littérature française contemporaine, comme par le cinéma français d’ailleurs. Je suis beaucoup plus attiré par d’autres cultures. Il y aurait tout un chapitre à écrire là-dessus, mais je crois que la culture française est vraiment au bout de sa survivance, il lui faudrait absolument pour renaître qu’elle se redéfinisse hors de son ethnocentrisme. Par ailleurs, je ne suis pas sûr d’avoir jamais eu le goût pour ce qu’on appelle l’esprit français. J’aime beaucoup, par exemple, l’écriture de Pierre Michon, mais je dois dire que souvent les thématiques qu’il aborde et la manière de les aborder sont très franco-françaises. Je n’ai pas pu terminer son dernier livre, Les Onze, tant son propos m’était radicalement étranger. C’est ce que je reproche généralement à la littérature française, d’être incapable de dépasser son clivage national – et de tout réduire à une lecture politique. Mes deux grandes passions littéraires de ces dix dernières années sont Jon Fosse et W.G. Sebald. Ce sont véritablement des auteurs qui ont eu une influence sur ma manière d’envisager l’écriture. L’un est norvégien ; l’autre était un Allemand exilé en Angleterre. Ce sont deux univers très différents. En même temps, chacun à sa manière me semble avoir réinventé la littérature.
Même si je peux les identifier, il m’est difficile de m’exprimer à propos des catégories d’écriture romanesque actuelles. Je sais que le lyrisme est quelque chose que je ne refuse absolument pas. En revanche, je rejette le cynisme qui est une abdication. J’espère aussi ne pas faire vraiment d’autofiction car le peu que je connaisse de ce genre me laisse complètement perplexe. Je ne connaissais pas le terme d’automythobiographie, l’intitulé est pas mal, mais de manière générale je veux rester dans une certaine inconscience de ce que je fais, donc je ne cherche pas à pratiquer l’un ou l’autre registre.
Je crois que fondamentalement je suis plus sensible à la poésie qu’au roman. D’ailleurs les romans qui me plaisent ont forcément une dimension poétique. Je ne suis pas du tout un lecteur d’histoires. J’ai beaucoup nourri Les Couleurs de la nuit de citations poétiques. De nouveau, à part les très grands noms, je connais très peu la poésie contemporaine. En réalité, sauf exception, je ne lis quasiment plus de romans contemporains. Je trouve que c’est un genre qui a fait une incroyable marche-arrière cette dernière décennie. C’est presque comme si le 20e siècle n’avait pas existé. Il suffit de voir la recrudescence de haine qu’inspire aujourd’hui le nouveau roman. L’écriture romanesque malheureusement occupe tout l’espace médiatique de la littérature, et cette suprématie, qui est un véritable foutoir, occulte tout un pan de la littérature qui ne répond pas aux codes du marché du roman.
J’ai le sentiment qu’il existe aujourd’hui très peu de porosité entre les écritures théâtrales, romanesques et poétiques. Chaque discipline vit de manière cloisonnée. Je pense notamment au monde du théâtre complètement replié sur lui-même, qui ne voit dans le théâtre que ce qu’il a de plus restreint. Je suis favorable à la rencontre des disciplines, peut-être parce que déjà je me sens souvent plus en connexion avec les arts plastiques qu’avec la littérature. Maintenant, dans les arts plastiques, il existe le travers inverse au conservatisme littéraire : le devoir d’innover tout le temps donne lieu à des expérimentations purement formelles, sans fondement.
Le cinéma est sans doute l’une des disciplines artistiques qui nourrit le plus mon imaginaire. Je vais voir pas mal de films, qui me renvoient des images du monde entier. Il me semble que seuls certains cinéastes arrivent à capter ce qui est en train de se passer dans le monde sans avoir recours, comme c’est souvent le cas en littérature, à la facticité d’une analyse. Je suis absolument fasciné par un certain cinéma asiatique (Apichatpong Weerasethakul, Tsai Ming-liang, Brillante Mendoza) capable de faire du chaos contemporain la matière d’un renouveau artistique.
Bruxelles, août 2011.