Une œuvre au prix d’une vie
« On fonctionne comme on peut. Et moi j’ai besoin pour me renouveler, pour me développer, de fonctionner toujours différemment d’une chose à l’autre, sans esthétique a priori… Ce qui importe c’est que ce soit juste. » Cette formule que Nicolas de Staël adresse avec son panache habituel au collectionneur Douglas Cooper dans une lettre de janvier 1955, deux mois avant de se donner la mort à Antibes, synthétise le principe qui a gouverné sa trajectoire. L’artiste qui vient, en à peine cinq années, de peindre presque mille œuvres a toujours été mu par une nécessité créatrice hors du commun, difficilement réductible à un ordre extérieur. À la manière de Van Gogh, il a trouvé dans l’art un chemin qui donne un sens à chacun de ses jours. Comme Vincent, Nicolas a vécu vite, intensément, profondément. Guidé par un puissant instinct et une vive aspiration spirituelle, il a su transformer les coups de l’adversité en ressort de créativité, avec une forme d’autorité dans ses choix que l’expérience du travail allait encore aiguiser.
Il est difficile de séparer la réception de l’œuvre de Nicolas de Staël de l’empathie que suscitent sa trajectoire fulgurante et sa personnalité charismatique. Son physique de beau ténébreux à la taille de géant et à l’allure aristocratique a contribué à nourrir l’attrait et la légende de sa peinture. « J’ai conservé le souvenir d’un homme qui avait deux mètres de haut… quelqu’un de démesuré dans tous les sens du mot », confiait son beau-fils Antoine Tudal qui, le temps de devenir adulte, a vu Nicolas se métamorphoser en grand peintre. Solitaire, à la fois ombrageux et solaire, entouré et seul, orgueilleux et compassionnel, il apparaît comme un éternel voyageur pour qui la destination importe moins que la dynamique et l’inconfort du mouvement. Les quelques stations de son bref destin ont elles aussi alimenté le mythe. Des ciels gris-bleu de Saint-Pétersbourg à la perspective azur de la Méditerranée, Staël a cheminé comme Van Gogh du Nord vers le Sud, jusqu’à y brûler son regard dans l’intensité de la lumière. En une dizaine d’années, ces deux peintres de caractère septentrional ont poussé « la puissance de créer » à son paroxysme, avant de s’éteindre comme des comètes folles au terme d’un parcours aussi lumineux que tragique.
La dimension sacrificielle d’une vie entièrement vouée à la réalisation d’une œuvre fascine le public autant que l’œuvre elle-même l’interpelle, sans que l’on sache détricoter ces deux aspects. Serait-ce parce qu’ils ne sont qu’une seule et même chose : un rayonnant éclat gorgé d’ombre ? Le génie des grands artistes ne repose-t-il pas dans leur capacité d’illuminer les esprits à l’endroit où agissent les forces obscures ? À Antibes, dans la salle du musée Picasso où est conservé Le Concert (voir pl. 11-7), la dernière œuvre gigantesque, et dite inachevée, de Nicolas de Staël, les visiteurs sont comme frappés de silence en découvrant tout ce que le peintre a mis d’eux, de leur angoisse profonde, dans cet océan de rouge. Sans avoir à se le formuler, ils comprennent aussitôt à quelle part de leur humanité l’œuvre s’adresse, et dans un recueillement semblable à celui qu’inspire la Passion du Christ, mesurent le don que l’artiste a fait de sa vie.