L’office vient de se terminer. C’est un chaud dimanche de juin. L’assemblée de fidèles quitte l’église en une lente coulée. Le carillon sonne la fin de l’eucharistie. A contre-courant, je remonte la marée. Un nuage d’encens continue de flotter dans l’atmosphère. L’orgue fait retentir ses derniers vibratos quand j’entre pour la première fois dans le Dom d’Aachen pour voir la châsse de Charlemagne. Je n’ai pas d’autre idée en tête – à part, si, peut-être, celle inscrite au fond de moi, sous les couches d’années accumulées, enseignée par les cours d’histoire à l’école, l’idée floue et abstraite que le lieu remonte à un siècle lointain, oui, en entrant dans la cathédrale, je sens cette prédisposition étouffée en moi, cette attente d’une profondeur éclatant de l’ancienneté des murs. Et ce qui arrive alors, lorsque je parviens à me frayer un chemin jusqu’au cœur de l’octogone – quelques fidèles vibrent encore avec les derniers sons de l’orgue alors que les vapeurs d’encens se diluent au-dessus de leur tête, dans les parages du grand lustre de Barberousse – ce qui arrive alors est frappant. Le quartier autour de la cathédrale a conservé l’allure du passé, mais on s’y promène avec un sentiment de spectateur actuel, habitué à ce genre de dépaysement organisé, alors que là, au cœur de l’octogone, sans avoir dû se changer, sans métamorphose aucune, dans cette lumière que tamisent les vitraux situés très haut près de la coupole, faible clarté troublée par les exhalaisons faiblissantes de fumée, dans le silence retentissant après les ultimes notes de musique, là, au cœur ancestral de l’octogone, quelque chose se dérègle, une sensation afflue, les styles se mélangent (le gothique imbriqué au byzantin), les époques s’enchâssent, le sol et les colonnes en pierre imposent leur naturelle et tranquille puissance, non datée, le temps est un agglomérat de fragments de temps, mosaïque d’âges qui se confondent sous nos yeux, la brillance des peintures s’étiole, mais leur trace résiste à l’effacement ; là donc, me répétant, sans savoir pourquoi, sans me comprendre vraiment, Tant de vies ! Tant de vies !je me laisse envahir par la sensation du lieu, rien de commun, je pense, avec l’idée que je me fais de ce que l’on nomme ordinairement croyance, ce drôle de charabia pour moi ; oui, là, ce qui arrive est frappant, échappant un instant au sens de la mesure, sans perdre conscience pour autant, je m’enlise dans un espace secret, en moi, hors de moi, indiscernable, une sorte d’interstice entre l’histoire et le présent, déambulatoire merveilleux d’où j’observe la vie s’écouler comme l’eau d’une cascade, assistant à la perpétuation de sa chute, agréablement étourdi par le murmure de son bourdonnement ; et derrière elle, derrière cette eau n’en finissant pas de s’écouler, je vois le rocher robuste qui veille, vieille montagne immobile, décor inchangé que rien n’affaisse, même l’érosion des années ne ternit pas le calme éclat du Dom, sa peau de pierre s’épaississant au rythme du passage des générations, comme durcirait l’enveloppe abritant un sanctuaire ; car au fond c’est cela qui m’a frappé, la première fois que je suis entré dans le Dom d’Aachen, la sensation d’une intimité partagée par-delà les époques, répandue comme un fluide débordant des vivants, l’apaisante sensation d’appartenir à un élan commun traversant les siècles. Ensuite, je suis sorti et j’ai marché dans les rues d’Aix-la-Chapelle, profitant d’un beau soleil dominical. Le même astre lumineux, n’ai-je pu m’empêcher de penser, que celui qui éclaira la couronne de Charlemagne.