On n’attendait plus rien de Bob Wilson. Il avait fait ses preuves, tracé remarquablement son sillon. Il faisait partie des splendides meubles de la création contemporaine. On s’était habitué à son talent. De son côté, il avait quelque peu usé certaines recettes… Mais voilà – spectateur, méfie-toi de tes réflexes – que la surprise est au rendez-vous avec Quartett, la pièce d’Heiner Müller qu’il met en scène à l’Odéon avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdès. Alors que l’artificielle conquête de la modernité et celle (bien pire) de l’actualisation à tout prix ruinent l’entreprise de nombre de projets scéniques, Quartett fait figure de réussite totale dans la difficile rencontre des démarches singulières d’un auteur et d’un metteur en scène. On avait eu tort de mettre Wilson trop rapidement de côté – c’est un médium fabuleux. Et l’on a bien raison d’exhumer un mort aussi pertinent que Müller – il a des longueurs d’avance.
Prenez d’abord le texte. Vingt pages : un pavé ! Müller, en phase/en rage complète avec/contre son temps, s’amuse à revisiter les anciens et à les massacrer. Choisissez un classique (non au hasard) : Les liaisons dangereuses. Aiguisez cette pensée de Valmont : « Qui crée veut la destruction » ; et allez-y : saccagez – mais saccagez brillamment, c’est-à-dire n’attendez pas la médiocre déglingue, prenez les devants. Ainsi du labyrinthe tortueux de ce roman épistolaire, ne restent que des miettes, une merveilleuse œuvre en ruine, telle la langue de Müller réduite à son plus strict énoncé, à sa frappe la plus affûtée, comme découragée de se déployer syntaxiquement. Si ce jeu rejoint celui d’un enfant cassant sa poupée pour savoir ce qu’il y a à l’intérieur, n’allez pas croire qu’il est innocent. « Avoir une conscience, et pas de pouvoir sur la matière », est la contrainte de l’homme. Il peut bien s’acharner (faire l’amour, faire la guerre), rien à faire : la conscience est là qui le mène en enfer. « Le bonheur suprême est le bonheur des animaux. » L’homme qui croasse pour imiter le crapaud est un homme qui singe : s’il joue à jouer, c’est qu’il n’est pas heureux.
Mais le chaos de l’art est savamment orchestré, et la géniale compression de Müller a besoin d’infuser. A la lecture du texte, on se met à douter de sa possible exploitation scénique. Et vient le miracle : Bob Wilson a, lui, tout imaginé. Il donne une visualisation et une sonorisation esthétiquement parfaites à ce jeu de miroir fêlé entre la marquise et le vicomte. Car on ne joue pas impunément avec le feu : on s’y brûle et l’on devient créature satanique. Ainsi Valmont, vêtu de rouge ; et Merteuil, parée de solitude. Au saccage de l’œuvre répond le massacre des vies : celles des victimes comme des bourreaux. Sans distinction. L’intelligibilité est profonde comme une eau fangeuse. La poésie, selon Valéry, est une constante hésitation entre sons et sens. Les mots de Müller sont scandés, répétés, abîmés. Bruits arrachés à l’enveloppe charnelle. Phrases torturées, débordant de leur lit, délivrant magistralement leur poison. Piégés par les paroles, les corps le seront aussi par leur propre volupté. Les voilà donc cernés de tous côtés. Seul le regard amusé d’un vieillard, l’air tout droit sorti du sommeil, ou s’y promenant encore, fait office d’issue. Serait-ce cela la sagesse : se divertir de la douleur ?
Pour prêter chair à ces tableaux frappés de beauté et d’intelligence, il fallait des interprètes de grande précision. Isabelle Huppert et Arial Garcia Valdès sont ceux-ci : acteurs-matériau que Wilson plie à sa guise, et qui apportent la touche ultime et nécessaire à la perfection de l’ensemble. « Le théâtre vide fait du comédien un bouffon », déclare Valmont. Nul risque encouru de ce point de vue avec Quartett, spectacle hypnotique où chaque geste, chaque parole sont chargés de l’ancien toujours recomposé, comme en témoigne la densité de la réplique finale qu’Isabelle Huppert fait résonner dans l’air comme une grave ritournelle hors du temps, un écho échoué du passé et poursuivant son chemin vers nulle part : « Mort d’une putain. A présent nous sommes seuls cancer mon amour. »