L’amnios contient un liquide inquiétant : c’est lui qui abrite la vie des mammifères à ses balbutiements. L’homme, comme les autres, y baignait tranquillement, inconscient de l’état de grâce qui gouvernait sa fabrication : plus tard, fini, il s’y serait noyé, mais là, alors qu’il se formait, alors que, organe après organe, membre après membre, cellule après cellule, il se constituait un corps d’être humain, il était béni par les dieux : il n’avait pas encore de souffle à étouffer, ses poumons étaient intacts de la première gorgée d’air ; ses paupières closes, il était protégé, dans les abysses, ne se souciant même pas de ce qui l’entraînait vers la vie. Etait-il vivant déjà ? Il ne fonctionnait pas comme nous : il ne respirait pas encore, il n’était pas mort, il était en transit, prêt, malgré lui, à entrer dans ce monde. Il reposait dans un sac, bercé par un liquide qui, déjà, lui disait sa fragilité : qui lui montrait la menace d’être en vie.
On sait tous ce qu’est une marée noire : un pétrolier coule, le pétrole se répand dans la mer, doucement se répartit dans les eaux et le courant l’entraîne vers le littoral. On a tous vu les images de plages noircies, d’oiseaux embourbés et suffocants, de végétaux meurtris, de saisons touristiques gâchées. Le corps peut lui aussi connaître pareil phénomène : il suffit d’une intoxication alimentaire. Les germes de l’empoisonnement se diffusent dans le sang et vont efficacement perturber toutes les fonctions vitales. La mère de l’homme était loin d’avoir atteint le terme de sa grossesse lorsqu’elle éprouva une envie folle d’avaler à la hâte des petits crustacés roses dont la couleur l’émerveilla. Après quelques heures, des plaques apparurent sur sa peau : son corps criait à l’aide. La salle des urgences était bondée, une syncope lui permit d’éviter l’attente : un médecin l’examina immédiatement. Lorsqu’elle reprit connaissance, un peu plus tard, le médecin l’auscultait d’un air sévère : « Il faut tout de suite provoquer l’accouchement, l’enfant risque d’y passer. » Ce qui fut dit fut fait et l’enfant naquit de justesse, abandonnant le liquide qui avait manqué de le tuer. Il fut placé sous incubateur, le temps de terminer ce que la nature l’avait empêché d’atteindre dans son micro-paradis au centre de sa mère. « Il n’aura pas de séquelles, c’était moins une », confia le médecin. Les parents furent rassurés et la mère se jura à l’avenir de détester les fruits de mer. Pourtant, c’était un 1er mars : son fils venait de naître sous le signe du poisson.
L’enfance de l’homme se passa sans anicroche, sous la vigilance accrue de ses parents qui, comme il avait, le jour de sa naissance, frôlé la mort, lui réservaient une vie confortable, loin de ce qui pourrait lui nuire. Mais donner la vie dit bien ce que ça veut dire : celui qui la reçoit la prend, elle lui appartient dès lors bel et bien, et celui qui l’a donnée ne contrôle plus son mouvement. D’autres désormais étaient plus à même de s’en emparer.
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Dire que la femme n’a pas été marquée par cette naissance meurtrière serait mensonger. Toute son enfance, telle une lente inhumation, servit à enfouir le corps mort de sa sœur, à l’isoler du lieu de vie, pour lequel elle avait reçu, seule, un laissez-passer. C’était un Caïn innocent à qui on reprochait un crime : il n’avait pas tué Abel, il l’avait vu mourir. Comment se sépare-t-on d’une culpabilité qu’on porte dès la naissance, dont on nous a entièrement recouverts ? En rajoutant une couche… En la masquant au monde, vivant ainsi dans l’illusion de s’en être séparé, côtoyant quotidiennement sa duplicité, l’affrontant le soir devant la glace, évitant pourtant le terrible face-à-face : celui de ce duel contre soi-même que l’on n’est pas sûr de gagner. Croyait-elle vraiment en son innocence ?
Elle est là, à huit ans, sur une plage, en été, sur le côté, regardant les autres, petits garçons ou petites filles, s’essoufflant sur le sable, au bord de l’eau, eux en slips de bain, elles en maillots une ou deux pièces. Elle les regarde, son t-shirt est rose, le col encercle son cou, sa nuque, le tissu se répand sur tout son torse, il se prolonge sur les bras, s’arrête à mi-hauteur, au-dessus des coudes. Parfois les autres lui font un signe, elle ne sait pas, elle leur répond, elle balance la main, hésitante, ils s’encourent en riant. Elle jette du sable devant elle, elle aimerait savoir ce qu’il y a de l’autre côté, en face, au bout de la mer, elle aimerait connaître la sensation du vent contre sa peau sur une plage bondée en été, s’enfoncer doucement dans l’eau salée, contre les vagues légères, frissonner avant que le corps ne s’habitue à la température, patauger, manquer de se noyer, crier, et ressortir, dégoulinante, courir vers sa serviette en grelottant, la saisir et s’y abriter, le regard heureux et fier d’avoir affronté la mer, de s’y être baigné, d’en avoir connu le contact au milieu du monde.
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Ça se passe à Membre-sur-Semois, un hiver. Sa famille s’y rend chaque année dans un appartement de location. Il trouve l’architecture de ce centre de vacances assez spéciale : des maisons en pente au milieu des bois. En journée, toute la famille se promène, les parents restent sur le sentier entre les arbres, lui et son frère s’encourent hors du chemin, des branches craquent sous leurs pieds, parfois ils trébuchent et s’étalent sur un tas de feuilles, la mère frotte leur manteau d’une main embêtée, et ils reprennent leur course, aimeraient construire des refuges mais n’en ont pas le temps, grimpent aux arbustes qui ont de meilleures prises que les chênes centenaires, sautent au-dessus d’un ruisseau, reviennent épuisés. Le père les emmène voir la Semois, ensemble ils la longent quelques kilomètres, le jeune garçon la trouve ridicule avec ses airs de rivière, il en a pitié. Dans le village il y a un pont qui passe au-dessus d’elle. De là-haut, quand il la regarde, elle paraît plus forte, il en a presque peur. Prisonnière des hommes, elle se montre plus fière : elle ne veut pas leur céder.
Le soir, ils restent manger dans leur appartement. Les enfants aiment le calme et la chaleur de ce lieu, son aspect impersonnel dans lequel chacun se sent chez soi, les fenêtres qui s’ouvrent sur l’obscurité et les bois. À l’intérieur, ils se sentent en sécurité. Ils vont se glisser sans crainte sous les draps, s’y enfoncer jusqu’à hauteur du nez, se laissent étourdir par la lourdeur des couvertures, par la mollesse de l’oreiller sur quoi leur tête repose et, lorsque leur mère éteint la lampe, confiants, ils baissent leurs paupières et s’endorment tranquillement.
Ça se passe un soir à Membre-sur-Semois, un soir où ils ne restent pas manger à leur appartement. Ils sont allés dans le seul restaurant du village, ils rentrent à pied. Devant eux, dans la nuit, un attroupement et une lumière bleue qui tourne. Tout se ralentit, leurs pas aussi, le jeune garçon lève les yeux pour capter le regard de sa mère, rien, ils poursuivent leur chemin, lentement, un homme est allongé sur le sol, quelques badauds à son côté et des ambulanciers qui ferment sur lui une housse en plastique. Son visage disparaît. Au moment où ils soulèvent la civière, il passe avec sa famille : il regarde ce corps qu’on emmène, les ambulanciers claquent les portes arrière, vont s’installer à l’avant, le véhicule démarre, et emporte avec lui la lumière bleue qui tourne et le corps mort de l’homme ramassé sur le sol. Il sent comme une déchirure, comme si on lui ôtait un organe, alors que c’est l’idée de la mort qui est entrée en lui. L’ambulance a disparu au loin, plus rien ne semble bouger, le temps est comme suspendu entre lui et ce qui l’entoure, il voudrait empêcher qu’il poursuive sa course, pour que la mort reste présente, qu’elle ne soit pas déjà ancienne : pour qu’elle ne soit pas enterrée. Ils rentrent silencieusement à leur appartement. La mère demande « joyeusement » d’aller se coucher. Quand elle éteint la lampe, il ne baisse pas les paupières, il essaie de retrouver l’image, la dernière qu’il a eue, de l’homme mort avant que les ambulanciers ne l’ensevelissent sous la housse.