— Antoni Tàpies (1923-2012)
Je repensais à ces moments d’arrêt, chocs soudains, où je m’étais retrouvé stupéfait devant une œuvre de Tàpies avant même de pouvoir le nommer, happé que j’étais par le pouvoir d’attraction de la matière, – ses œuvres avaient toujours eu sur moi le même effet premier, me stupéfier, abolir tout raisonnement, m’inclure passivement dans leur manifestation, son art visuel capturait tous mes sens, dans la vue circulaient d’autres voix, la pauvreté élémentaire de ses compositions était comme un langage d’avant le langage se débattant avec la tentation de formuler, retour à une forme d’expression débarrassée des signes distinctifs, réponses et questions désintégrées par la puissante affirmation de ce qui était là, oui, je n’avais plus besoin de mots, je n’avais plus besoin d’idées alors, la matière exprimait tout ce que j’aurais pu exprimer, j’étais redevenu matière – et dans un second temps seulement, un temps revenu à la normalité de son écoulement, ma stupéfaction se morcelait en fragments de pensée, je croyais alors reconnaître telle ou telle forme, un sens émergeait du hasard des associations, les mots commençaient à grouiller dans ma tête telle une armée d’abeilles prêtes à se jeter sur l’envahisseur, alors que l’œuvre se tenait là, dans son silence étale, devant mes yeux, indifférente à mes ruminations. Et cette ténacité aveugle qui la faisait se tenir aussi insensiblement devant moi me renvoyait à cette grande et simple aspiration taoïste : « se confondre avec la poussière ». Comme je comprenais cela : rêver de la terre comme d’un repos en soi.
(« Antoni Tàpies . L’humeur des murs » in Tout est paysage, L’Atelier contemporain, 2021)