(1970-2001)
Sans doute ai-je dû palper le livre, alors qu’étudiant, je flânais sans fin à travers les rayons des librairies. Oui, c’est clair, j’ai pris le livre entre les mains, un titre comme celui-là, Les orchidées du bel Edouard, n’a pas pu me glisser entre les doigts. Puis, deux ans plus tard, c’est par la presse que j’entendis retentir cet écho insolent : Ego, Ego. La presse qui, telle une marée, en brossant le portrait de l’auteur, ramena du passé l’étrange titre du premier roman : j’étais hanté. Un vrai premier roman, ça marque, ça ne laisse pas indifférent, tout y est de manière singulière, expressionniste ou trop contournée, tout y est avec les racines apparentes ou trop bien déguisées, on sent à qui on a à faire, un romancier, un vrai architecte de l’imaginaire, un bâtisseur d’univers. Un vrai premier roman, c’est un édifice spécial, qui nous passe sous les yeux et qui s’y imprime à vie, qui, en quelque sorte, nous prédit l’avenir… L’avenir ! Quel avenir ? Laurent de Graeve vient de mourir, à l’âge de 31 ans. Alors je le répète : quel avenir ?
31 ans, c’est un peu court – vous ne trouvez pas ? – pour mourir ? Est-ce qu’Emma Rouault a déjà eu le temps d’épouser Charles Bovary ? Le portrait de Dorian Gray n’a pas pris une seule ride de monstruosité. Et Odette de Crécy n’est encore qu’une cocotte à la noblesse inventée. Madame de Merteuil, elle, a juste eu le temps d’écrire le journal de sa fuite ! Avant de mourir, il y eut donc quelques pages, des pages significatives, autour du désir compliqué d’un jeune aristocrate, de la mégalomanie vindicative d’un prince des Atrides et du machiavélisme sadique d’une marquise. A partir d’êtres blessés, il avait initié une œuvre, composé les prémices d’une partition qui n’aura pas de suite. La musique s’arrête brutalement, et sortira peut-être de ce silence morbide un utlime roman, qu’on dira posthume, un roman annonciateur au titre inversé : Je suis un assasin.
« C’est une malédiction, Stéphane, tu sais, l’intelligence. » Première longue soirée à discuter ensemble, le restaurant est vide, il n’y a plus que nous, et les mots pour nous porter dans ce désert. On pourra toujours dire ce qu’on voudra, on n’écrit qu’à partir de cette descente en enfer après la perte du paradis de l’enfance. Bien sûr, on fait un peu de bricolage, mais ça ne tient pas, ce n’est pas assez solide, alors on écrit, et on s’accroche à ça. « Tu verras à trente ans, ça va mieux, on se calme. » Autre confidence. Trente ans ? L’âge pour écrire peut-être, on est plus à l’aise, on a maîtrisé l’agitation, mais on ne noit pas l’intelligence, même sous l’alcool, on ne la met pas k.o. même en la cognant. Alors on cède : on lui donne ses armes et on la laisse écrire. A trente ans, on a la paix : on écrit et on meurt ! Pourquoi ?
Evidemment, quand on m’a confié le lancement d’une collection de poche, il y a deux ans, tout de suite, je pense y publier de jeunes romanciers, et tout de suite, je pense à lui. Je ne le connais pas. Je découvre derrière son pseudonyme un être rare, secret et pudique. Intelligent, forcément. Oui, pudique, terriblement pudique, et généreux, très généreux. D’un coup on sympathise et on apprend à se connaître. Beaucoup d’humour aussi, en commun, et la passion de la littérature. Un vrai plaisir de lecteur partagé. On se voit, on partage, on est amis, on se sent proche. Et quand la mort survient, elle nous semble davantage improbable, ou plus assez lointaine, qu’elle frappe à nos côtés, en terre connue, là où on n’imaginait pas qu’elle eût sa place, là où elle vient violer le sacré, ce qu’on pensait immunisé contre elle. La mort, avec ses gros sabots, vient faucher l’élégance. La honte !
Alors Laurent, il faut quand même que je m’adresse un peu à toi, directement, non je ne crois pas à la survivance de l’âme, et c’est terrible sans doute, mais depuis que je suis de retour au pays, après ces deux semaines à Rome que l’annonce de ta mort ont transformé en triste exil – c’était déjà de là qu’un an auparavant je t’appelais, après avoir lu Le mauvais genre, pour te prédire qu’il serait le livre de la reconnaissance -, depuis que j’ai rejoint cette ville où tu es mort à cent mètres de chez moi, je ne peux plus faire un pas sans te rencontrer. Je te jure que ce n’est pas pour nier ta mort que je dis ça : tu me hantes, tu es là. L’inverse est impossible.
(Le Carnet et les Instants , 2001)